Heart of Darkness - Le cauchemar d'Eric Chahi

 Quand au printemps 95, Virgin présente Heart of Darkness lors de l'ECTS, la presse est dithyrambique. Prévu pour la fin de l'année, le premier jeu d'Amazing Studio, avec à sa tête Eric Chahi, fait forte impression... Pourtant, il ne donnera quasiment plus signe de vie jusqu'à l'été 1998 et sa sortie officielle avec 3 années de retard. Il est temps de se pencher sur la genèse d'un titre follement attendue pendant de longues années puis sorti sans fanfare bien trop tardivement.

L'histoire du développement d'Heart of Darkness commence en 1992. Eric Chahi est à ce moment là au sommet de sa gloire, Another World est un succès critique et commercial mondial après sa sortie en 1991. Le créateur, qui a développé le jeu en quasi indépendant avant de le faire éditer par Delphine Software, veut ensuite monter un studio pour son prochain projet mais ne s'entendant pas avec Paul De Senneville, il claque la porte de l'entreprise (1). Il crée alors avec Eric Savoir (qui a travaillé sur Flashback Megadrive) Amazing Studio et se lance dans la création d'HoD avec quelques transfuges de Delphine Software  sous la houlette de Virgin Games. Dans une interview exclusive sur TILT (2), Eric Chahi et Frederic Savoir annoncent officiellement leurs nouveau projet, HoD, et prévoient à ce moment là environ 19 mois de boulot.

Fin d'année 94 le magazine EDGE (3) dans un dossier consacré aux studios français, présente pour la première fois des images du jeu en développement. Il n'y a qu'un seul cliché in-game, mais il est déjà très proche de ce à quoi le jeu ressemblera à sa sortie, et le développement apparait bien avancé. 

Arrive ensuite cette présentation internationale lors de l'ECTS à Londres au mois d'Avril 95. Les réactions de la presse spécialisée sont très enthousiastes, particulièrement pour la presse française qui a pour une fois une production 100% nationale a mettre en avant. La sortie est prévue pour la fin de cette même année 95, et il est prédit unanimement au jeu un succès important.

Et pourtant rien ne va se passer comme prévu, puisque la sortie du jeu va être repoussé, puis Virgin va laisser tomber son contrat d'édition qui sera finalement repris par Infogrames et une sortie sur Playstation et PC lors de l'été 1998 en faisant l'impasse sur la Saturn, la Jaguar ou encore la 3DO pour lesquels une version avaient été annoncée. Le développement a connu des difficultés, mais difficile de trouver des sources qui expliquent en détail les raisons de ce délai. Au fil des interviews données par Eric Chahi, on peut toutefois en déduire que le studio a connu des difficultés techniques, particulièrement sur le moteur de jeu, mais il apparait également évident que l’équipe était aussi trop réduite par rapport aux ambitions affichés. 

Si HoD avait sensation en 1995 grâce à une animation des ses personnages en 2D exceptionnelle, les cinématiques en 3D avait frappé également les esprits. A tel point que George Lucas était intéressé pour réaliser une adaptation cinéma (4)). Malheureusement, lors de sa sortie en 1998, la 2D est considérée comme démodée, comme le reconnait amèrement Chahi dans une interview pour IG Mag (5). Si le succès commercial n'est pas au RDV, la critique réserve pourtant un accueil favorable à ce platformer oldschool, un accueil même triomphale pour la presse spécialisée Française! Amazing Studio ne survivra pas à HoD, et le staff semble s'être séparé en mauvais termes, épuisés par ses 6 années de travail. Eric Chahi va même totalement abandonner le monde vidéoludique pendant de nombreuses années pour se consacrer à ses passions, comme la volcanologie, avant de revenir en 2010 chez Ubisoft pour développer From Dust, puis en 2016 il fonde un studio indépendant, Pixel Reef, qui travaille sur un jeu VR dénommé Paper Beast qui doit sortir cette année.

Heart of Darkness a connu un développement compliqué, subi un retard considérable, entrainé un enthousiasme réel à sa présentation mais a été boudé par le public. Alors que vaut il réellement maintenant que l'on peut aborder ce jeu avec un regard un peu distant pour pouvoir apprécier ses qualités et défauts hors des préjugés de l'époque? Car il ne faut pas se voiler la face, à sa sortie en 1998, la 2D est considéré de fait comme obsolète et ringarde et cela a très clairement desservie HoD.

Définir Heart of Darkness est relativement simple, il suffit de penser à Another World dont il est une évolution directe. Même principe de plateformer à écran fixe, même possibilité d'interaction avec l'environnement, même difficulté rébarbative en die and retry. On retrouve donc les mêmes qualités qui ont fait d'Another World un jeu culte en 1991, mais aussi les défauts qui ont fait d'Heart of Darkness un jeu considéré comme arriéré en 1998.

Pourtant mon œil de joueur de 2020 est immédiatement happé par la qualité phénoménale des animations, qui font immédiatement pensé aux mouvements des personnages d'un dessin animé Disney. Andy saute, se baisse, cours, de façon extrêmement fluide et souple. Et les ennemis ne sont pas en reste, il faut voir les ombres marcher sur la pointe des pieds pour comprendre le soin exceptionnel qui a été mis sur ces animations. Et peut être aussi imaginer pourquoi le développement fut aussi long!

Les graphismes profitent aussi de ce travail artisanal, chaque tableau a été dessiné sur papier avant d’être modélisé en 3D, comme le montre ce making of tiré du Player One n°53. Les décors sont de qualités et profitent d'un design très intéressant.

L'histoire du jeu est à mon avis quelconque, un jeune enfant effrayé par le noir voit son chien se faire kidnapper par de sombres entités lors d'une éclipse solaire. Il utilise alors son super vaisseau spatial fait de bric et de broc pour partir à sa rescousse. Tout cela narré par des cinématiques en CG, qui il faut le dire ont très mal vieilli, mais ont fait leur petit effet à l'époque. Je retiendrai par contre la grande qualité des doublages français, digne d'un dessin animé et qui font beaucoup pour la qualité de narration. Si l'habillage parait fade de façade et destiné à un public jeune, la thématique de la peur du noire et de l'horreur enfantine est utilisée de manière beaucoup plus intéressante dans les phases de jeu. 

J'ai parlé précédemment des décors, de belle facture, mais le design des environnements joue très habilement d'un univers de cauchemar enfantin. Les différents niveaux sont marqués par un environnement spécifique et des couleurs fortes, par exemple le premier "niveau" (même si le jeu n'est pas directement aussi séquencé, formellement on passe de zone en zone avec des cinématiques) se situe dans une sorte de canyon désertique avec des ossements et une teinte ocre très marqué. Plus on avance et plus l'univers s"assombrit, on passe par une jungle touffu verts sombre, des grottes profondes pour atteindre la forteresse finale noire et verte pale. Les décors ne sont pas féériques, ils portent une ambiance lourde, solitaire, voire mélancolique. Si les cinématiques font la part belle au cotés conte enfantin, le jeu en lui même est beaucoup plus sombre.

C'est encore plus frappant sur les animations de mort de Andy, Ce pauvre gamin s'en prend plein la tronche! Il se fait cramer, bouffer par différentes créatures, dépecé par des piranhas, électrocuté, la liste de ses souffrances et longues. Et surtout particulièrement graphique et détaillé (pas de sang par contre), je me suis même fait la réflexion que pour un jeu paraissant de premier abord enfantin c'était peut être un peu exagéré. Mais à la réflexion, Eric Chahi ne fait pas du Disney édulcoré, et lorsqu'il évoque le thème du jeu, la peur du noir, il n'oublie pas de préciser que c'est une peur enfantine qui ne nous quitte jamais. Il offre ainsi une double lecture, oui c'est un jeu qui peut paraitre enfantin, mais de la même façon que nos contes de Perrault sont violents dans leurs versions originales, les peurs d'enfants ne sont pas anodines.    

Enfin, il me faut absolument parlé des Ombres, les ennemies que l'on retrouvera principalement sur le chemin d'Andy. Ils collent parfaitement à la thématique du jeu et bénéficie d'une animation tout aussi exceptionnel que le personnage principal. Il faut les voir bondir, marcher sur la pointe des pieds ou encore voler en battant des bras, c'est rigolo, étrange et parfaitement exécuté. Ils bénéficient aussi d'une IA intéressante, quand Andy leur fait face ils vont se carapater mais dès qu'il aura le dos tourné ils se jetteront sur lui.

 HoD joue parfaitement de sa thématique cauchemardesque. Elle est utilisé de façon intelligente et parle à la fois au plus jeune qui y verront une histoire intéressante et rigolote mais aussi aux adultes qui seront plus sensible aux éléments plus sombres qu'ils ne manqueront pas de repérer, et la sensation que tout cela est bien dangereux pour un jeune garçon! C'est toujours compliqué de parler de "French Touch", mais j'ai le sentiment que Eric Chahi et son équipe on appliqué une vision très éloigné de ce que pourrait faire un studio américain par exemple, en ne se bornant pas à faire un jeu mignon et enfantin ou encore gore et adulte. Non ils ont visés un entre deux beaucoup plus intéressant et mature. Et à cette époque, il me semble que c'était une sensibilité partagée par beaucoup de créateur français. Dommage que cela ne soit jamais ressorti dans les tests de l'époque.

Parlons enfin de la jouabilité. HoD est un pur plateformer dans lequel il va falloir réussir a passer chaque tableau. Il faudra parfois se débarrasser des ennemies, parfois réussir un enchainement de saut, certaine fois résoudre une énigme, et de plus en plus faire tout cela à la fois. S'il semble n'y avoir rien de révolutionnaire, le déroulement est très proche de celui d'Another World et jouit d'un caractère très marqué. Tout d'abord, on se retrouve dans un rythme de die and retry, il faut souvent mourir pour comprendre les actions à réaliser, parfois sans que l'on ne puisse l'éviter lors de la première tentative. Autant dire que les joueurs peu patients ne vont pas apprécier. Mais malgré cette progression pouvant paraitre hachée, HoD fait preuve d'une maitrise du rythme de son aventure magistrale. On enchaine les tableaux et les situations, on découvre régulièrement de nouvelles actions possibles, et on continue à progresser sans discontinuer. Les événements s'enchainent avec fluidité et on se retrouve happé dans la progression. J'aime beaucoup les petites cinématiques qui s'enclenche sans arrêt d'aucune sorte, ici un roc qui tombe, là un monstre qui apparait et qui préserve la fluidité de l'aventure. De ce point de vue là, c'est un soft qui a 10 ans d'avance sur ce que fait la concurrence, mais malheureusement qui améliore aussi simplement ce que faisait déjà Another World.

Mais malgré une difficulté parfois un peu relevé, j'ai pour ma part rager sur certains passages, l'aventure se termine rapidement. Je n'en tiendrai pas rigueur sur ce point, je préfère aujourd'hui un jeu court et bien rythmé qu'une aventure étirée à n'en plus finir et boursouflée de scories inutiles.

Heart of Darkness ne connaitra surement jamais l'honneur d'une ré édition. C'est un jeu qui ne semble pas avoir marqué lors de sa sortie, englué dans un retard et des problèmes de développement qui l'ont desservis. Sortie à une période où un plateformer 2D était le summum de la ringardise. Je vous encourage toutefois à lui donner sa chance, car c'est un excellent jeu qui a très bien vieilli. Il parait même plus moderne que beaucoup de jeu récent dans son rythme. Et c'est un jeu qui porte la sensibilité et l'intelligence d'Eric Chahi, un créateur hors norme. Il préfigure, 10 ans avant, l'explosion des plateformers indies tel que Braid et Limbo. Plus que préfigurer, il en est la genèse, avec Another World bien entendu. Sans en avoir 1% du succès. Il est temps d'affronter sa peur du noir et de foncer sauver Whysky.


(1) "Une histoire du jeu vidéo en France" p299-300

(2) TILT n°107 novembre 1992 p50

(3) EDGE n°14 novembre 1994 p57-60

(4) https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/01/25/rencontre-avec-eric-chahi-bricoleur-emerveille-du-jeu-video-francais_6027211_4408996.html

 (5) IG Mag n°11 novembre 2010 p150

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